Manifestes humanistes en images.

Prof. émérite Willem Elias                                                                   Novembre 2021



En 2013, National Geographic (1) a publié une affirmation scientifique de l’archéologue Dean Snow, associé à l’Université d’État de Pennsylvanie, selon laquelle la plupart des empreintes de main des peintures rupestres préhistoriques sont celles de femmes. Bien sûr, certains sceptiques doutent de cette interprétation, comme c’est toujours le cas en science. Diverses hypothèses allant de la préparation mentale à la chasse et à une tentative rituelle de s’attirer les bonnes grâces de leurs dieux circulent au sujet de l’origine possible de cet art. Le but était d’obtenir la réussite lors de ce qui était probablement l’activité sociale principale à l’époque. La prise en compte de l’importance des femmes dans ces circonstances constitue en soi une avancée dans la lutte féministe. La religion ou son besoin psychique sont probablement l’origine de toutes les formes de culture, allant du sport à l’art. Savoir qui furent les premiers artistes, en se basant sur ces plus anciennes peintures rupestres connues, restera de l’ordre des conjectures. La peinture a précédé l’écriture. Les archéologues ne sont pas prêts de tomber sur un texte expliquant leur art. Peu importe que les arguments de Dean Snow tiennent ou non. En soi, il est important de remettre en question le postulat absurde selon lequel il s’agit d’une affaire d’hommes.


Il est remarquable que ces actes préhistoriques soient associés à l’art moderne et contemporain. C’est comme s’il avait redécouvert ses origines. Les théories artistiques modernes concernant l’expressivité, la spontanéité et même l’abstraction semblent avoir déjà été une manière de faire dans la préhistoire. Le décompte avec l’art ancien, au milieu du XIXe siècle, semble donc porter non pas sur cette période, mais sur l’évolution historique dans laquelle l’art est devenu académique, enseignable dans des institutions du même nom, celle de l’école de philosophie de Platon. Ce lien n’est pas un hasard. L’occident est resté platonique. Il a développé un art imprégné du souci rationnel d’incarner l’idéal pensé et non la réalité perçue, dans sa variété d’observations et d’interprétations. À cet égard, Nietzsche a souligné la décadence, une notion à laquelle il a donné le sens opposé à celui du langage courant où c’est précisément la perte du raisonnable qui en est le sens. Pour Nietzsche, Socrate était décadent parce qu’il prônait un monde compréhensible par la raison (2). Il a ignoré l’équilibre nécessaire, selon Nietzsche, entre l’apollinien et le dionysiaque, entre raison et ivresse, entendement et sentiment. Avant l’époque de Socrate (469-399), cet équilibre s’exprimait dans les anciennes tragédies grecques d’Eschyle (525-456 av. J.-C.) et plus chez Euripide (480-406 av. J.-C.) où l’explication rationnelle a pris le pas. Cette digression sur l’histoire du théâtre n’est pas mentionnée ici par hasard. Il me semble que le tragique dans l’œuvre d’Ulrike Bolenz maintient un bel équilibre entre raison et sentiment. Elle ne dramatise pas, mais glisse son pinceau dans la plaie de la fatalité humaine, qui n’est pas imposée par des dieux, mais par la conjonction continue de circonstances.


On ne saurait reprocher aux philosophes de développer, sans les entraves d’une quelconque certitude scientifique, une métaphysique de la genèse de l’art. Ainsi, par exemple, Georges Bataille (1897-1962), dans les pas de Nietzsche d’ailleurs, qui, sans nier l’origine religieuse présumée, a insisté sur le processus de création du désir humain de produire du sens. Il y voyait le début d’un nouvel homme qui non seulement fabriquait des outils pour survivre, mais prenait aussi le temps de jouer comme s’il chassait (3). Le rôle important joué par la femme dans ce renouveau culturel est une bonne nouvelle pour l’histoire de l’émancipation. L’« Homo Ludens » de Johan Huizinga (1872-1945) ne saurait certes se traduire par « l’homme qui joue », mais l’ambiguïté du terme « homme » en français ne fait peut-être pas tout de suite penser à une femme. L’homme est souvent présenté comme trop masculin. La capacité féminine de rendre l’environnement plus agréable n’a encore jamais été remise en question. C’est une autre affaire de savoir si c’était pour cette raison qu’elle restait au foyer. Transformer l’origine sacrée de l’art en besoin profane de stimuli sensoriels agréables est sans doute blasphématoire.


J’ai récemment revu le film (1988) de Bruno Nuytten sur Camille Claudel (1864-1943), martyre de l’oppression en tant qu’artiste féminine dans un monde masculin. De l’impossibilité d’imaginer que les peintures rupestres de l’époque paléolithique tardive aient été réalisées par des femmes, au bannissement en hôpital psychiatrique d’une sculptrice au talent naturel, même trente ans après que des psychiatres l’avaient déclarée guérie, voilà le long récit de l’histoire de la répression sociale, où celui de la femme occupe un chapitre trop long.

Ulrike Bolenz est citée dans un autre livre, celui de l’espoir suscité par les signes d’un tournant vers un monde artistique devenu favorable à l’égalité de la femme (4). Elle est de facto une féministe, non pas verbalement, ou comme un porte-drapeau dans un défilé, mais par sa réalité artistique. Quand j’ai lu l’article sur la contribution féminine dans les peintures rupestres, j’ai pensé à Ulrike. Je la vois comme cela, habillée comme Wilma, occupée à couvrir les murs des peintures, dans un épisode de La Famille Pierrafeu. En regardant le film sur Camille Claudel, j’ai aussi pensé régulièrement à la manière passionnée dont Ulrike gère son art. Heureusement, elle n’a pas disparu dans l’ombre d’un Rodin, arbre aux branches touche-à-tout. La formation d’Ulrike à Kassel a été moins turbulente. Elle y a bénéficié d’une solide formation technique et Tom J. Gramse (1940-1982) lui a apporté l’inspiration artistique.


Ulrike Bolenz est avant tout une peintre née, une véritable « dévoreuse de peinture », qui peint non seulement avec des pinceaux, mais aussi avec les mains et les pieds. Ulrike est elle-même un pinceau. Dans « Der Gottin Europa », un autoportrait, elle chevauche un homard géant. Je ne peux me défaire de l’impression que ce crustacé fait partie du « moi » du portrait et qu’Ulrike peint comme un homard savoure sa proie, sans savoir-vivre.

Cette façon de peindre authentique se manifeste le plus dans ses grands portraits. Portraitiste chevronnée, elle reçoit régulièrement des commandes. Une belle anecdote à ce sujet concerne le portrait monumental qu’elle a eu à réaliser du recteur de la KU Leuven, le professeur Rik Torfs, à la fin de son mandat. Quand on lui a demandé son avis, il a murmuré, avec son célèbre humour, sans états d’âme : « très beau tableau, mais le sujet est un peu décevant ». Les portraits sont toujours sujets au degré de ressemblance que le commanditaire attend. Ils conviennent assez peu pour découvrir les règles esthétiques d’un artiste. Son aspect « monumental » implique que l’intérêt public, éventuellement souligné par l’apposition de symboles extérieurs, détermine la teneur de la rhétorique visuelle. Et non l’authenticité du monde intérieur de l’homme subjectif.

Pour prendre la mesure de la peinture d’Ulrike Bolenz, mieux vaut étudier l’impressionnant portrait de son père. Ulrike ne s’est pas contentée de rendre hommage à son cher papa en vieil homme. Elle a peint une part de l’humanité en « pars pro toto ». Tout l’anecdotique, lié à la relation père-fille, a été omis. On sent l’estime admirative pure d’un être-artiste pour un personnage humain captivant qui, comme une carte géographique d’état-major, porte sur le visage les traces d’une vie intense. Emmanuel Lévinas (1906-1995) regarde par-dessus mon épaule. Ce philosophe franco-juif a développé une théorie dans laquelle le visage transmet, plus encore que la forme visible et reconnaissable, la photo sur la carte d’identité, la reconnaissance de l’être d’Autrui. « Le visage n’est rien d’autre que la concrétude sensible et absolument singulière d’un existant exposé en la vulnérabilité de sa peau » pour reprendre les mots du phénoménologue lui-même (5). Lévinas affirme que la rencontre avec le visage de l’Autre est indépendante des contextes culturels et historiques. On ne voit pas dans le visage d’abord un homme blanc âgé, on découvre l’étant de l’Autre. Le visage, dit Lévinas, est toujours sans contexte. En l’espèce, la visibilité de l’être précède le contexte de la paternité. La référence à la peau est évidemment un atout pour un peintre. Ulrike Bolenz peut donner libre cours à l’amour des couleurs de sa palette très spécifique pour s’approprier cet Autre, qui est son père, dans une interprétation picturale de l’être. Chez Ulrike, le corps comme point de repère de la prise de conscience du « monde qui nous entoure » (Umwelt chez Heidegger) ne se limite pas au visage. Finalement, la pensée de Lévinas est une interprétation chrétienne de l’existentialisme. Il a localisé l’âme dans le visage. Ulrike trouve l’inspiration dans tout le corps. Sa « Séduction » n’est pas dérivée de la « Tentation de saint Antoine », telle qu’elle a été représentée dans l’histoire de l’art par plusieurs grands maîtres, jusqu’à Salvator Dali (1946). Le nu représenté synthétise la dialectique intermédiaire entre séduire et être séduit. Mais le corps désiré et voluptueux étreint toutefois un squelette, le regard orgasmique. Le thème du memento mori jette un froid sur les désirs d’Eros. La silhouette est également une métaphore de la passion de la peintre même, Thanatos se trouvant aussi dans les parages. « C’est en prêtant son corps au monde que le peintre change le monde en peinture », (6) a affirmé Maurice Merleau-Ponty, qui, mieux que Lévinas, ouvre le regard pour aborder l’œuvre d’Ulrike. Il parlait en outre d’« esprit » et non d’« âme ».


Ulrike Bolenz est une humaniste convaincue au plein sens de l’histoire du terme. Avec une certaine régularité, elle revient à l’Homme de Vitruve, un dessin de Léonard de Vinci illustrant les proportions du corps humain décrites dans « De Architectura » de l’humaniste antique Vitruve. La Renaissance plaçait l’homme au cœur du cosmos, comme « mesure de toutes choses », comme l’avait affirmé le sophiste Protagoras au cinquième siècle, époque des Lumières grecques.


L’œuvre d’Ulrike Bolenz se doit aussi d’être reliée au nouvel humanisme. Pour le résumer en une phrase : « rien d’humain ne m’est étranger », de Térence, poète comique latin d’origine africaine. Tout comme le proverbe emprunté à son collègue Plaute : « homo homini lupus ».

Ce que l’homme ose faire à l’homme est devenu trop évident après les guerres mondiales du siècle dernier. L’adage d’Héraclite, « la guerre est la mère de toutes choses », ne fut ensuite plus d’aucun réconfort pour les philosophes. Adorno doutait même qu’il fût encore justifié d’écrire de la poésie. On partait du modèle de la fugacité de l’homme. Sa fragilité était sans doute la conséquence des meurtrissures subies lorsqu’il est « jeté dans le monde », comme se plaisait à dire Martin Heidegger. Dans son sillage, Jean-Paul Sartre, le philosophe d’après-guerre par excellence, disait : « l’existentialisme est un humanisme ». Le manque de sens fondamental doit être surmonté par la quête d’un projet de vie. Sa vision d’une liberté impliquant une responsabilité engagée est un thème constant dans l’œuvre d’Ulrike Bolenz. Il est aussi intéressant de noter que le rire du poète apporte ici plus de soulagement que la larme du philosophe.


Elle est également sensible à la dimension la plus récente de l’humanisme. Elle remet en question la place centrale de l’homme dans la nature par rapport aux autres animaux. Par surcroît, il s’avère qu’il s’agit d’un déguisement de l’homme blanc. Dans sa version, l’Homme de Vitruve n’est pas encadré par un cercle et un carré, mais entouré de cercles concentriques, de sorte que le corps se dilate vers le monde entier.

Outre une correction féministe, elle envoie aussi des signaux en faveur de la décolonisation, de l’égalité raciale et de la durabilité. Sa foi en l’égalité de tous les êtres humains est la seule signification que l’on peut attribuer à la fréquente nudité de ses personnages : naturiste, pas érotique.

L’œuvre « Séduction » ne traite pas des actes qui, commercialisés, mènent à la prostitution, péchés dans les mœurs prudes, ni même du contraire : une ode au plaisir sexuel, dans la révolution sexuelle des années 60-70. Il s’agit d’une prise de position pour la liberté symbolisée par le biais du corps, comme on la retrouve déjà en mots et en images dans les philosophies du libertinisme des XVIIe et XVIIIe siècles. Même le « Liegende », scène de masturbation, ne parle pas de jouissance voyeuriste exhibitionniste, mais de liberté du désir. Elle nous montre l’essence de cette liberté à travers l’autosatisfaction physique, où les autres ne sont pas en soi invités à s’immiscer. Le « soi » de l’auto-érotisme est le même « soi » que celui de l’autonomie, de l’autodétermination. Dans ce cas, les trous de serrure ne sont pas la lorgnette appropriée, mais le regard ouvert et franc sur la tendre quintessence du plaisir. C’est aussi le même « auto » que dans automobile, le conducteur autonome. En « Der Gottin Europa », elle chevauche le homard, avec lequel elle est unie. Il ne s’agit pas ici de l’identification d’un macho avec sa voiture de prestige, mais, sans fanfaronner, elle se bat pour les idéaux féminins comme une croisée. Ulrike rappelle Jeanne d’Arc.


À y regarder de plus près, la conception de la vie d’Ulrike reste la plus proche de la phénoménologie, l’attitude philosophique liée à la problématique existentielle. Le « je » est un sujet, doté d’une authenticité propre, nourri par les stratifications des expériences de la vie. Avec ce regard intentionnel, on regarde le monde comme un objet pour prendre conscience de l’essence des choses. Selon cette même philosophie, en partie esthétique, il appartient au peintre de la mettre en relief, ce que fait Ulrike.

Pendant ses études à la fin des années 70, le photoréalisme ou hyperréalisme était à son apogée, quand on n’expérimentait pas en tant qu’artiste conceptuel. Tous deux sont d’ailleurs conciliables dans la mesure où ce genre de réalisme était une autoréflexion de la peinture. Peu avant, des théoriciens de l’art comme Ernst Gombrich (1909-2001) et Nelson Goodman (1906-1998) avaient ouvert les yeux du spectateur en affirmant qu’il n’existait en fait aucun « réalisme » dans l’art. L’« Art » est « illusion » affirmait le premier, les œuvres d’art sont « ways of worldmaking » les qualifiait le second, tous deux pour montrer qu’une image est toujours une construction de la réalité qui peut être interprétée comme du réalisme, mais qui est « ouverte », ajoutait Umberto Eco (1932-2016), et indépendamment de cela aussi « idéologique », mentionnait John Berger (1926-2017).

Ces théoriciens n’ont pas empêché Ulrike Bolenz d’acquérir toutes les compétences pour faire parler les ressemblances. Ses premières œuvres peuvent être qualifiées de très réalistes. Je n’aime pas me promener sur la glace où le sang de l’artiste est lié à la terre. Relativiste culturel, je préfère éviter le terme « universel », sauf quand il concerne l’univers. Peut-être le style d’Ulrike Bolenz a-t-il quelque chose d’allemand que je n’entrevois pas. Elle aurait également pu être élève de Jan Burssens (1925-2002) à l’Académie de Gand. Les conceptuels n’ont pas été appréciés en Flandre dans les années 70. On y peignait une espèce de pop art qui s’appelait « nouvelle figuration ». Quand, au début des années 80, le renouveau de la peinture a éclaté au niveau international, avec les Neue Wilden en Allemagne et Transavantguardia en Italie, on continuait simplement de peindre, en rêvant un peu comme si « nous avions quand même raison ». Il y a certes une rupture entre la peinture expressive des années 70 et ce que l’on a appelé le « néo-expressionnisme » du début des années 80 pour faire simple. Cette rupture a été baptisée en ajoutant le préfixe « trans » à l’avant-garde, à la pointe. Ce néo-expressionnisme n’est donc pas une résurgence de l’ancien expressionnisme, mais un début post-moderne afin de ne plus tolérer les principes de pureté exclusifs modernistes et faire de l’art en mélangeant tous les styles possibles.

C’est aussi ce qu’a développé Ulrike Bolenz. Ses personnages réalistes baignent dans un monde expressif, coloré à la manière impressionniste avec, parfois, des liens inspirés par des fantasmes oniriques surréalistes. Les objets dans sa composition ont une signification qu’on retrouve dans le symbolisme. Son homard ne fait pas partie d’une flotte, mais est un symbole de la combativité blindée. Dans les installations, le monde est regardé sous l’angle d’une multitude cubiste. Son implication dans le centre de recherche « Living Tomorrow » fait un clin d’œil au futurisme. La pureté du style est la dernière de ses préoccupations.
Son aspiration principale reste cette matérialité déjà évoquée comme perspective à partir de laquelle elle observe le monde. Non pas pour l’imiter, comme le prétendu « vrai » réalisme, mais pour l’interpréter. La pensée de Nietzsche que tout est interprétation est dans l’air. Elle s’empare d’un monde en lui donnant sa signification, l’objectivité neutre peut lui être dérobée. L’hyperréalisme, la réalité à travers l’objectif photographique, ne l’intéressait pas, même si c’était le courant en vogue pendant sa formation. Dans l’ensemble, le « photoréalisme » est une forme de peinture conceptuelle. Le néo-expressionnisme qui a éclaté via les Neue Wilden au début des années 80 a donc stimulé sa propre libération expressive, sans qu’elle saute pour autant dans ce train du succès. Elle était elle-même assez sauvage pour appartenir à ces Neue Wilden, mais le « schématisme » de ce mouvement ne lui plaisait pas. Elle a choisi de développer cet élément « fidèle » dans son œuvre où l’élément principal est représenté selon ce qu’elle formule elle-même de manière concise comme le « frappant Umzetzung die Interpretation des Gesehenen ». Elle s’inscrit de la sorte parfaitement dans la pensée de Merleau-Ponty qui attribue précisément à l’art la capacité d’accorder une importance à « l’invisible » du visible. Elle a beaucoup d’affinités avec la seule femme de cette explosion en peinture, Elvira Bach (1951). Celle-ci a réalisé une œuvre qui présente une parenté avec ce qui a été fait en Flandre dans les années 70, par exemple par Yvan Theys (1936-2005). J’ai déjà fait allusion à ce phénomène où, en Flandre, la « nouvelle figuration » se voulait certes une espèce de pop art, mais avait déjà les caractéristiques de ce néo-expressionnisme. Quelqu’un comme Fred Bervoets (1942) en est un exemple type. Ulrike Bolenz utilise cette peinture à main levée uniquement pour créer un contexte pictural évoquant la fugacité chaotique de l’existence. En annotation de mes notes préparatoires à cet article, j’avais noté le nom « Kiefer ». Ulrike m’a confirmé que ce peintre et installateur, qui est généralement compté parmi les Neue Wilden, occupe pour elle une place importante dans la liste des artistes qu’elle apprécie, toujours un bon repère esthétique pour situer un artiste. Anselm Kiefer (1945) ne suit pas non plus le « schématisme » dans lequel A.R. Penck (1939-2017) s’est plongé le plus profondément et qui l’a fait ainsi se rapprocher des graffitis et des dessins ethniques de cultures non européennes. Kiefer et Bolenz restent dans l’iconologie occidentale de la destruction créatrice, pas du primitivisme africanisant. Les images de Kiefer, remplies de chaos, échos visuels d’une guerre mondiale, ne sont pas non plus une forme de peinture « sauvage ». Il est un maître de la représentation de la fugacité mondiale, résultat d’événements martiaux.

Les œuvres d’Ulrike, où émerge cette réminiscence, ont été intitulées « Der ewige Mensch ». La rivière russe Bérézina est connue dans l’histoire militaire pour une bataille perdue. Les troupes de Napoléon tout comme celles d’Hitler y ont subi une défaite. Chez Ulrike Bolenz, la Bérézina symbolise les horreurs du champ de bataille en tout temps et en tous lieux. La chute du mur de Berlin était un point culminant humain du herzlich Wiedersehen, mais pas un point final à la guerre inhumaine. Cette tristesse émerge régulièrement dans sa thématique comme la protestation d’une artiste engagée.


« Der eeuwigen Mensch » est un exemple d’un autre genre de véhicule. Outre une œuvre réalisée avec de la peinture traditionnelle sur support en deux dimensions, Ulrike Bolenz propose également une production continue de supports mixtes et d’installations permettant de donner à son œuvre une troisième dimension. Elle a recours à la photographie et le polycarbonate devient le support. Parfois, elle ajoute des objets. On discerne de la sorte des morceaux de fils barbelés dans « Der eeuwige Mensch ». Lors de la demande de brevet, en 1873, pour le fil barbelé, inspiré par les épineux, l’Américain Joseph F. Glidden (1813-1906), dont l’invention a permis l’élevage intensif, n’aura probablement pas pensé à un usage militaire. Dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, le fil barbelé a été utilisé pour la première fois comme moyen de défense. Depuis 2011, on plaide pour son interdiction autour des pâturages de chevaux. Je ne sais pas si l’on veut étendre cette interdiction aux camps contemporains pour êtres humains. Quoi qu’il en soit, sa présence dans l’œuvre d’Ulrike Bolenz ne laisse rien à désirer quant à sa préoccupation face aux répressions persistantes. Il est captivant de voir comment, en ne mélangeant pas le support traditionnel, mais en le complétant par de nouveaux véhicules, elle a franchi le virage post-moderne des années 80. Le post-modernisme a refusé de suivre les principes exclusifs trop stricts du modernisme. Dans de nombreux cas, ce croisement hybride a donné lieu à des foutoirs, plus joyeux les uns que les autres. Ulrike n’a cessé de parcourir imperturbablement ce que l’esthète italien Cesare Brandi (1906-1988) a surnommé « Le due vie » (7). La première voie est celle de la recherche de l’essence de la condition existentielle de l’homme à travers un style pictural devenu classique. L’autre voie consiste à expérimenter des éléments dans l’espace et une diversité de matériaux. Curieusement, elle parvient à ne pas faire naître une situation dissociée. Il n’y a pas deux Ulrike Bolenz. Il n’y en a qu’une, ou peut-être énormément, sous un même dénominateur. Cette deuxième voie empruntée par Ulrike joue davantage avec le caractère du signe en lien avec à des produits et situations culturels. Les connotations prennent ici le pas sur les dénotations. J’ai déjà donné l’exemple du fil barbelé, mais, dans cette deuxième approche possible, tout peut être interprété en fonction des figures de style comme le « pars pro toto », la partie pour le tout. La caractéristique d’un signe est qu’il renvoie à quelque chose qui n’« est » pas. Cela suppose que l’on interprète l’œuvre indirectement par le biais du contexte et non comme une expérience directe. Est ainsi aussi engendrée une ambiguïté, celle d’une scission qui se crée entre la signification du signe et les qualités matérielles formelles du signe. Le fil barbelé n’est pas seulement « dissuasion », c’est aussi une belle forme répétitive. Il en va de même pour les torsades de chromosomes, les formules médicamenteuses et les codes-barres. En termes de déterminants biologiques, d’informations pharmacologiques et de classifications économiques, il s’agit également d’inscriptions graphiques spécifiques, se détachant dans leur matérialité visuelle à un endroit inattendu.


Certaines œuvres s’étendent avec de longs filaments fins comme racines. N’y voir que la référence à la partie inférieure des plantes est une interprétation de peu d’intérêt. Toutefois, métaphoriquement, une racine évoque toutes sortes de significations qui renvoient à l’« origine » : la base, la source, le berceau, le commencement, le principe, la naissance, la genèse, la cause, le fondement. L’expression « s’enraciner » indique la situation ennuyeuse d’être bloqué quelque part. Ce lien peut être politiquement apprécié ou rejeté comme des formes de chauvinisme et de nationalisme. Du point de vue existentiel, « avoir ses racines » peut exprimer qu’on se plaît quelque part, qu’on aime y séjourner et qu’on en apprécie les habitudes culturelles. Quand ce lien disparaît, on se sent « déraciné ». En référence à la causalité, c’est également devenu une métaphore très éloignée des délices d’un plat de saucisse accompagnée de pommes de terre au persil-racine. Peu de gens se rendent compte qu’ils sont en train de consommer les deux modèles de base de la causalité : le monisme, l’ensemble est réductible à l’unité, et le relationnisme, une chose est définie par ses liens avec d’autres choses. Le thalle vert en surface représente le monde visible et est entièrement déterminé par la racine orange souterraine. Il s’agit d’un modèle explicatif linéaire de la réalité. Le rhizome, du grec « ridzo » signifiant racine, indique qu’il n’existe pas d’origine univoque pour comprendre le visible, mais plutôt un enchevêtrement de ramifications dont le début et la fin sont interchangeables.

Les fins filaments des racines forment également un jeu de formes passionnant d’une linéarité naturelle pleine d’irrégularités créatives à effet plastique.


Ici, les silhouettes sont moins nombreuses que dans ses peintures de portraits de personnalités. Ses modèles sont composés d’une quinzaine d’intimes. Pour se préparer, elle réalise un film ou une séance photo. Ce sont généralement des gens jeunes et beaux et ce « beau-jeune » n’est pas le fait du hasard, il est signifiant en soi. Il est comparable à ce que les Grecs anciens appelaient « kalokagathia » : la beauté physique qui s’accompagne de la bonté morale. Généralement représenté nu pour la raison déjà évoquée comme symbolique du naturel. L’annulation de l’exposition prévue dans les vitrines du très chic grand magasin d’Amsterdam, De Bijenkorf, est donc tout à fait loufoque. Soi-disant par crainte du « vandalisme » en réaction aux nus exposés. Il s’agit tout simplement d’une forme d’autocensure, inspirée par la nouvelle pruderie et le politiquement correct, la fin de la libre pensée. Les Allemands de l’Est ont développé un mot puissant pour cette attitude conditionnée par la répression : « vorauseilender Gehorsam », déjà obéissant par avance. D’autre part, c’est un test pour l’efficacité de son image. Non pas comme mesure de l’éventuel raffut provoqué par le mécontentement voyeuriste de la part d’un public de passants bornés, mais comme preuve de la force éthique du message humaniste.


Les photomontages matérialisés en polycarbonate contiennent une belle dialectique hégélienne. Elle apporte de la sorte le mouvement dans la structure thématique. Elle est ainsi préservée du risque de passer pour une propagande idéologique. La femme volante-fuyante trouve son antithèse dans la femme combattante-défenseur pour parvenir à la synthèse de la femme riante-dansante.

Ulrike Bolenz remplit deux fonctions fondamentales de l’art devenu moderne, où l’artiste n’est plus le gardien d’images, mais exprime son propre regard engagé sur le monde. Elle vient ainsi se placer aux côtés du philosophe et du scientifique. Le nouvel artiste n’est plus le complice du théologien, comme cela fut le cas pendant des siècles pour l’art majoritairement religieux et moralisateur. Sa tâche se scinde en une dimension critique et une dimension utopique.

Chez Ulrike, cette tâche critique est remplie par la furie combattante-défensive. L’œuvre d’Ulrike Bolenz peut être qualifiée de contribution majeure au mouvement féministe à travers les arts (8). Elle ne valide pas l’une des premières actions de protestation de la suffragette Mary Richardson (1882-1961) qui, en 1914, attaqua un nu de Velázquez à la hache. Elle aime trop l’art pour cela. Avec Simone de Beauvoir (1908-1986), elle s’accorde à dire qu’on « devient » femme après la naissance, mais Ulrike a bien maîtrisé ce devenir. Elle ne suit pas non plus des figures de proue comme Judy Chicago (1939) et Miriam Schapiro (1923-2015), qui, dans les années septante, sont allées jusqu’à créer une école des beaux-arts interdite aux hommes. Elle ne vise pas non plus à expliciter la spécificité biologique de la femme. La valorisation des supports et techniques féminines typiques, comme la céramique et le tissage, n’est pas son truc. Elle est une artiste féminine, un être humain, et elle peut « faire le bonhomme » pour utiliser un exemple d’une misogynie qui est enchevêtrée dans la langue et qui n’en sera pas démêlée de sitôt. La libération de la pression sociale est pour elle l’affaire de tous les êtres humains pour laquelle elle se bat et contre laquelle elle se protège. Le homard en destrier de combat en est un bel exemple, la carapace dure, mais doté de pinces redoutables. Parfois, comme d’Artagnan, elle prend l’épée pour attaquer. Ce qui compte dans son féminisme, c’est qu’elle répond à la critique selon laquelle le problème a trop longtemps été un problème blanc. Elle s’y oppose régulièrement en plaçant des femmes de tous les continents sur un pied d’égalité. Les nus masculins et féminins marchent au même rythme sur le podium de la vie.


On peut opposer l’utopique à la fonction critique de l’art. L’imagination débridée propre à la créativité artistique nous montre comment pourrait être le mieux, tellement mieux qu’il n’est plus réalisable. L’homme volant est une belle métaphore du perfectionnement humain. Le vol d’Icare en est l’histoire mythique, avec sa conséquence tragique. Sans sexe, les ailes signifient qu’il s’agit d’un ange. Ulrike montre clairement la différence entre l’homme et la femme quand ils deviennent « volants ». Cela s’inscrit pleinement dans la pensée de la différence en tant qu’option du féminisme, où il est primordial de souligner l’équivalence de la différence : une femme ne doit pas vouloir être un homme ni vice versa. Ulrike ne se joint pas à l’approche déconstructive. Elle ne s’adonne pas à la sociologie. Elle n’éprouve aucun besoin d’exposer artistiquement les facteurs sociaux des inégalités de genre. Ses femmes dansantes et riantes peuvent être entendues comme une synthèse hégélienne entre la femme combattante et la femme volante.

Ulrike Bolenz a été fascinée par le spectacle de danse de Rosas. Elle connaissait déjà l’œuvre innovante de la chorégraphe allemande Pina Bausch (1940-2009), mais elle a été particulièrement touchée par le spectacle d’Anne Teresa De Keersmaeker.

Il a fallu un certain temps aux philosophes pour faire grand cas de la danse comme véhicule artistique. Dans l’esthétique de Kant et Hegel, elle est à peine mentionnée, parce que trop « physique irréfléchie ». Ce fut le fait du médecin Frederik Buytendijk (1887-1974), qui s’est plongé dans la philosophie en autodidacte, s’est intéressé à la phénoménologie et a entre autres correspondu avec Merleau-Ponty. C’est sous cet angle qu’il a découvert que la danse tourne autour de l’intentionnalité d’un corps humain. Danser, c’est prendre conscience de son propre corps. C’est précisément cet effet qui passionne Ulrike. Merleau-Ponty parle de la peinture comme « le visible à la deuxième puissance » (9). Étant donné que cette élévation vaut également pour la danse-immobile, on pourrait parler de « troisième puissance » dans ces peintures. La danse n’est pas non plus une reproduction d’une réalité, mais elle est elle-même. Le tableau prend la danseuse dans une révolution supérieure, ce qui ne signifie pas qu’elle serait elle-même une phase inférieure. On pourrait en effet en dire autant, si un chorégraphe partait d’un mouvement de marche illustré en peinture. Il s’agit ici de l’intensification par le biais de la synesthésie, ou du cross-over apprécié des post-modernes.


Les femmes riantes s’apparentent aux tableaux avec les femmes dansantes. Pendant l’été 2014, le vice-premier ministre turc, Bülent Arinç, a annoncé en un souffle, lors d’un discours moralisateur conservateur, que « les femmes ne doivent pas éclater de rire en public ». En Europe, cela jeta de l’huile sur le feu de ceux qui s’inquiètent de l’attitude d’une religion qui bannit le rire, rappel de Charlie Hebdo. Dans les religions traditionnelles européennes, il existe des « blagues sur les prêtres » et l’« humour juif », où l’autodérision occupe une place centrale. Certains musulmans semblent avoir plus de mal à l’accepter. Le politicien dévot a été officiellement sifflé par l’opposition et chassé sous les huées des femmes turques. Ulrike a saisi l’occasion pour développer cet aspect, la femme gaie, dans son attitude féministe. Elle avait déjà réalisé une installation dans la cathédrale de Berlin en 1995 : « Die Lachenden ». Une photo largement diffusée de plusieurs femmes qui riaient de joie d’être la première génération admise à la prêtrise au sein de l’Église anglicane en est à l’origine.

Ulrike Bolenz a ici bien compris la philosophie du rire. Ce thème n’est pas vraiment traditionnel dans l’histoire de la quête masculine de l’amour de la sagesse, mais est injustement méconnu. Car le rire est le frère de la Vérité, considérée comme une Cendrillon. Il ridiculise sa sœur trop sérieuse, par ailleurs son « verbe », en suggérant des alternatives : ne pourrait-il pas en être autrement que ce qu’on prétend ou attend ? Une réflexion qui ne sert pas la Vérité.

Le rire ne se fonde pas sur des bases documentées ou non, mais sur la « contingence », la mère de tous les vices, la source de l’athéisme et de l’antidogmatisme. Indépendamment de cela, le rire rappelle aussi dûment Janus, un côté froid et un côté chaud. Le froid va de la critique légère à l’humiliation destructrice. Le souffle chaud oscille d’une réjouissante sympathie générale à une fraternité de bonheur particulièrement intense. L’amitié ne consisterait-elle pas à célébrer l’union entre des gens qui partagent un même code pour rire ensemble ? Ulrike conjugue les deux aspects : l’indépendance réservée critique et la cohésion de la joie de vivre. Si elle pouvait être adoubée, la sagesse populaire biblique, confirmée en philosophie par Spinoza, serait une belle devise : « bene agere et laetari », traduit librement aujourd’hui : « agir et être joyeux ».


Prof. émérite Willem Elias



NOTES

1/ V. Hughes, ‘Where the first Artists mostly Women?’, National Geographic, 10-10-2013.

https://www.nationalgeographic.com/adventure/article/131008-women-handprints-oldest-neolithic-cave-art


2/ F. Nietzsche, Götzen-Dämmerung, oder Wie man mit dem Hammer philosophiert, in: idem, Sämliche Werke, band 6. (Berlin, Walter de Gruyter § Co, 1980 (1889)), 55-161.


3/ G. Bataille, « Lascaux ou la naissance de l’art », in idem, Oeuvres complètes IX (Paris, Gallimard, 1979), 11-101.


4/ K. Van der Stighelen, Chantal Huys, Vrouwenstreken: vrouwelijke schilders in de Nederlanden (1550-nu), (Amsterdam, Amsterdam University Press ; Tielt, Lannoo, 2010), 88-90.


5/ E. Lévinas, Humanisme de l’autre homme (Montpellier, Fata Morgana, 1973. Livre de poche, 1987), 60 : « … qu’il n’est rien d’autre que la concrétude sensible et absolument singulière d’un existant exposé en la vulnérabilité de sa peau ».


6/ M. Merleau-Ponty, l’Oeil et l’Esprit (Paris, Galimard, 1964), 16 : « C’est en prêtant son corps au monde que le peintre change le monde en peinture ».


7/ C. Brandi, Le due vie ( Roma, Laterza, 1966).


8/ W. Elias, « Kunst en Feminisme », in idem, Aspecten van de Belgische kunst na » 45, Deel II (Gent, Snoeck, 2008) 247-265.


9/ Merleau-Ponty, o. c., 22: « Alors paraît un visible à la deuxième puissance ».